À l’arrivée de l’automne, on sent l’approche des gelées; d’abord nocturnes, ne durcissant pas le sol le jour, elles en feront présage, éliminant peu à peu les plantes les moins résistantes au froid et aux changements de température. Une partie de nous s’accroche aux saisons, refuse de les voir changer. L’appel du confort, du connu, de l’habitude, ce désir de routine et de sécurité que l’on partage avec les animaux. Manger, dormir, être au chaud, se coller aux êtres chers, être en groupe. Vient un temps où les redoux se font de plus en plus brefs, et un matin, ça y est, les arbres sont complètement dénudés, la terre est dure comme le roc, et on sait que ça ne reviendra pas… pas pour tout de suite…. On résiste même si on s’y attend, et on finit par se soumettre doucement à la transition en cours, pour habiter l’hiver qui s’en suivra des mois durant.
Un novembre s’est glissé entre nous. Un novembre en août.
Des idées perverses, tordues, m’ont traversé l’esprit tandis que tu t’éteignais; affolée, m’accrochant à des espoirs vains, s’envolant comme des feuilles mortes, jusque là encore tenues aux arbres, par je ne sais trop quel miracle, soudainement emportées par de glaciales bourrasques, ces éponges de lumières forcées à l’introversion pour les mois à venir. Faire de ton torse poilu et chaud un tapis pour que jamais je n’ai froid une fois que tu seras parti. Garder ton scalp, pour passer mes doigts dans tes beaux cheveux frisés, que j’aimais tant, toi que j’appelais affectueusement mon beau martiniquais, mon méditerranéen de la Basse-Ville de Québec. Te cloner, comme dans l’histoire étrange de ce couple, dévasté par la perte de leur beau taureau, pour que nous aussi, nous puissions un jour être réunis, dans cette vie-ci. Devenir une veuve indienne, une nonne, une recluse. Garder de toi tout ce que je peux, et faire de ma vie une mausolée en ton honneur, figée dans le temps, tout arrêter, comme le gel s’étant immisçé en toi, et dans nos vies; m’y abandonner moi aussi et rester là, pour toujours.
Je me sens violemment précipitée, confrontée à l’obligation de mettre en pratique mes préceptes de vie, proclamés tant de fois en ta présence. Accepter et accueillir l’automne à sa juste place, oui, mais pas là, pas maintenant, pas toi, pas nous. Me dire que j’ai eu la chance de te dire aurevoir; savoir que ça aurait pu être pire, que c’est pire, pour des millions de personnes en ce moment même, tout ça n’est que d’un très bref réconfort, et à la fois, source de culpabilité de vivre autant de tristesse alors que d’autres vivent des drames d’une tragédie abyssale. N’empêche. Ce vide sidéral, cette immensité, paradoxale alors que tout grouille de vie autour de nous, que Montréal a enfin repris sa vivacité et sa magie. Comment laisser à ce néant son espace, sans qu’il ne m’engloutisse, me glace et me fige à jamais? Tu aimais la vie, le mouvement, la liberté, la joie, l’amour… et moi aussi… comment honorer ce qui nous unissait, maintenant, en ton absence, comment rester fidèle à ces vœux de bonheur, face à ce cratère incommensurable que ton passage dans ma vie, et ton départ, laissent dans mon paysage intérieur, dans mon quotidien; toi, comète incroyable, étoile filante et fulgurante?
Tu m’admirais énormément, je t’admirais tout autant; et tu m’aidais à croire en moi. En mes talents. Tu voulais que je prenne plus de place, celle que tu considérais me revenant naturellement. Ce que je voyais comme de la pudeur et de l’humilité, tu le voyais comme un retrait injustifié. Tu me disais souvent cette phrase : « Ne pas reconnaître sa valeur, c’est laisser la place aux médiocres. » Je doutais, mais je continuais d’avancer, car je faisais confiance en ton jugement, toi qui n’était pas le genre à flatter les gens gratuitement. Tu m’as répété, jusqu’à la fin, que je devais continuer d’écrire, toi qui dévorait les livres comme moi ta délicieuse cuisine. Alors je te promets ceci, que je m’accrocherais à mes promesses et tes paroles comme une bouée en mer en plein ouragan. Je garderai vivante en moi, plus que jamais, cette foi en la Nature, en ses saisons, en son pouvoir auto-régulateur, je m’y abandonnerai aussi intensément et entièrement que tu as vécu ta vie. Je prendrai ma douleur et la forgerai en une création célébrant tout ce en quoi nous croyions, toi et moi, parfois différemment, souvent en unisson. Je composterai ma tristesse pour la transformer en une joie plus grande. J’utiliserai notre rencontre sacrée pour élever ma vie à des niveaux que toi, tu voyais possible pour moi. Et un jour, là où le gel s’est installé prématurément, un soleil vivifiant viendra caresser la terre, elle redeviendra souple et prête pour un nouveau cycle de renaissance et d’abondance.
Nous étions allés ensemble dans la Baie des Chaleurs que deux brèves fois, coup de foudre total et mutuel. Tu voulais finir tes jours sur le bord de la mer. Les deux fois, il y avait eu une tornade; drôle d’adon. J’aurais dû m’en douter. Jamais deux sans trois. Je ne sais combien de temps dureront mes pluies automnales, combien de textes j’aurai besoin d’écrire pour transmuter cette tornade d’émotions dans laquelle je me suis faite emportée. Notre forêt enchantée a été rasée, détruite, brûlée et bûchée à vif, d’un coup sec. Pourtant, les morilles et les bleuets apparaissent après les feux de forêts, les framboisiers et les groseilliers abondent après les coupes à blanc. Alors, j’attendrai, patiemment, que la Nature fasse son œuvre, et le retour des fruits après la dévastation. Je resterai accrochée à la lumière, celle que j’ai vu chaque fois que nous nous sommes aimés, celle que l’on a tous en soi, cette lumière à laquelle tu t’étais dévoué, de par tes actions, en dépit de la noirceur ayant teintée fortement ta vie. Tu as transcendé ton karma, tu t’es battu sans relâche pour ta dignité jusqu’au bout; et tu as réussis! Alors je te promets de ne pas te décevoir, et de faire de même jusqu’à mon dernier souffle. Comme toi.
Je continuerai de créer, de bouger, de vivre. Je continuerai de croire, et d’écrire.
Merci Jean.
Je t’aime.
Ma Soph! C’est si beau, si doux et si riche comme texte! C’est intime! C’est en allant là, que ça séduit, sa charme ça enivre. Tu es sans contre dit pour moi aussi une artiste puissant et grandiose, une humaine extraordinaire. Ton beau Martiniquais était lucide et voyait en toi! La vie t’apportera le revers de cette médaille je te le
Promet ! J’en suis convaincu aussi! Garde le nord ma Soph! Je serai toujours un peu à l’ouest si tu as besoin d’une bouée en forme d’hambourgeois! Xxx
OMG!!! J’ai été ému, j’ai souri, j’ai été envoûté, j’ai eu le cœur serré, je suis passé par toute une gamme d’émotions en lisant ton texte. J’ai presque peur de ce que je vais ressentir en lisant les prochains... La manière dont tu décris votre relation, votre amour... c’était tellement beau!!! Je n’ai jamais lu de texte comme cela. Continue d’écrire, ma chère Soph! C’est magnifique, c’est magique! Quel talent! Apparemment, je ne connaissais pas ton Jean, mais puisse-t-il vivre éternellement en toi ou pour toi, et continuer d’être cette force qui t’a aimé et soutenu, et qui continuera de t’aimer et te soutenir à jamais.